Le Champion du Parc

Note de l’auteur
Les noms ont été changés et certaines scènes romancées pour restituer l’esprit des lieux et des échanges. La réplique de « 5 Vallées », comme d'autres détails, est fictive ou librement inspirée. Toute ressemblance exacte serait donc partiellement fortuite.

1. Le Théâtre des Platanes

Parc de la Tête d’Or, LyonChess 7 Platanes.
Les joueurs d’échecs investissent les tables. Normal, c’est samedi, l’air est doux, les exhalaisons printanières flottent dans l’atmosphère.
Deux étudiants assistent en silence à une partie entre leur camarade et un habitué du C7P : Zyber, AKA l’Albanais.
Zyber, silencieux, le regard perçant, joue un jeu tactique, un brin malsain. Il gagne, se lève, salue et s’éclipse — laissant derrière lui une scène de crime parfaitement nettoyée. L’adversaire (qui s’est pris deux-zéro) se lève à son tour en ajustant nerveusement ses lunettes. Dégoûté, il soutient qu’il aurait dû gagner la première partie, sa position étant, selon lui, supérieure. Ses deux camarades acquiescent et commencent une nouvelle partie.

2. Lycée du Parc : entre khâgne et Cavalier

Ce trio est interne au Lycée du Parc, l’une des meilleures prépas littéraires de France. Deux sont en hypokhâgne, un en khâgne. Entre deux coups, ils parlent ouvertures, concours, nombre de pages, nuits blanches et restes du self. Ils se racontent des aventures nocturnes, comme des élèves de Poudlard qui, la nuit venue, s’échappent de leurs dortoirs pour explorer les passages secrets du château.

3. (Des) Cadences

Mais au parc, l’horloge tourne autrement… et on parle cadences.
Les étudiants affirment fièrement jouer en ligne en 3 et 5 KO. « C’est du sale » leur dis-je. Ils soutiennent que ça aide à penser vite et à mieux voir l’échiquier. Je rétorque que ça galvaude la profondeur de calcul et que ça apprend surtout à flaguer. Je vois bien le désaccord dans leurs regards, mais ce n’est pas grave. Le jeu d’échecs est après tout une question de style (et je n’aime pas le leur).

4. Cinq Vallées

À quelques mètres, « 5 Vallées » attablé face à Julien, regarde la scène. Ce vieux pote, mi-spectateur, mi-commentateur, est toujours prêt à sortir une vanne, souvent douteuse, mais jamais méchante.
Entre deux coups d’échecs, il balance à l’un des étudiants concentré devant son échiquier :
« J’espère que t’as prévu plus de variantes que de textos envoyés à des Ukrainiennes aux yeux bleus, sinon t’es foutu ».
L’étudiant lève à peine les yeux. Les paroles de 5 Vallées glissent sur lui, sans l’atteindre.

5. Lichess runner-up

Retour à la partie. Celle-ci finit par se conclure.
L’adversaire qu’avait Zyber (qui ajustait ses lunettes), se vante d’avoir terminé 2e dans un tournoi suisse sur Lichess. Il aurait « éclaté des 2100-2200 » et gagné par forfait contre un 2400 qui ne s’est pas présenté (sa victoire la plus douce). Il me défie, comme pour clarifier les choses entre nous.
Je lui demande son ouverture fétiche. Il élude et évoque un truc obscur du XVIIIe siècle, « très rare ».
Premier coup : 1.e4. Je réponds 1…c5, Sicilienne. Il grimace. Son arme secrète ne marche que contre 1…e5. Premier aveu de faiblesse.

6. Le mat imaginaire

Il opte alors pour un Smith-Morra, que j’accepte volontiers, ne refusant jamais un défi. Au 5e coup, bizarrement, il pousse f4, une ligne étrange, plutôt risquée, que je n’avais jamais rencontrée. Les coups s’enchaînent. Il me plante une Dame en d6 en me demandant : « T’as déjà vu ça ? » Je confirme et parviens à échanger les Dames grâce à un …Db6+ opportun (premier drawback de la poussée f4). Puis, soudain, mon adversaire commence à compter à voix haute :
« 1, 2, 3, 4, 5… »
Il recommence cette énumération 3 fois.
Je lui demande ce qu’il fait.
Il me répond qu’il a trouvé un mat en 5 et qu’il vérifie. Autour, ça s’agite, ses potes se réjouissent.
De mon côté, je réalise que j’ai affaire à un sacré branquignol et qu’il serait opportun de gagner la game pour remettre les pendules à l’heure.

Le Troll de service joue son coup. C’est un piège. Si je prends, c’est en effet mat.
Je n’accepte pas.
Il fait une moue : « Ah bah ça change tout ! »
Je lui dis qu’un mat en 5, c’est forcé, pas optionnel.
Il prétend qu’il voulait juste me déstabiliser. Je lui réponds qu’il est distrayant.

7. Fin de partie

La partie continue. Je lui place une fourchette de cavalier (deuxième drawback de la poussée f4), il perd une Tour. Ses copains commencent à lever le camp.
Le khâgneux, pris dans l’inertie du match ou simplement choqué, continue à jouer. Il semble viser une nulle miraculeuse. Les Dames ont pourtant quitté l’échiquier, laissant leurs monarques veufs. Je ne sais pas trop ce qu’il espère.

Deuxième fourchette, avec ma Tour cette fois.
Fin de l’histoire.
Il se lève, ramasse ses pièces et crie à ses copains :
« Attendez-moi ! » avant de les rejoindre en courant pour finalement disparaître derrière les platanes, comme son mat imaginaire.

8. Morale

Les prépas forgent des esprits brillants, mais dans cette partie, c’est justement la prépa qui a fait défaut à mon adversaire. Notre Troll s’est mangé deux bonnes vieilles fourchettes dans la gueule ! Espérons qu’il les digère bien :)

Pousseurdebois
11/05/2025
Confidences sur l’échiquier