Sortie du manga d’échecs : « Blitz »

Manga : Blitz

Le jeu d’échecs démocratisé

Le manga d’échecs Blitz est sorti ce 14 février 2020. L’éditeur monégasque Shibuya Productions nous propose un shonen scénarisé par son créateur : Cédric Biscay épaulé par Sanarizaki Harumo. Les illustrations sont de Nishihara Daitaro.
Blitz est aussi chapeauté par Kasparov, également présent en tant que personnage de l’ouvrage.
L’objectif de Garry n’a pas changé : démocratiser l’objet échiquéen. Pour cela, il utilise un média populaire au Japon : le manga.

Synopsis : Tom, un jeune collégien veut se rapprocher d’Harmony, une fan du jeu d’échecs. Tom s’initie donc au jeu des Rois pour se rapprocher de la joueuse. Mais en utilisant un casque de réalité virtuelle, quelque chose d’inattendu va se produire…

Voici la bande annonce du manga papier en vidéo :

Blitz a pour finalité la démocratisation du jeu d’échecs. Ce manga est axé autour de 4 concepts/supports :

  • L’informatique et les Nouvelles technologies
  • Le respect/soumission au nekketsu
  • l’Intuition (incarnée par Tom)
  • et L’Harmonie (incarnée par… Harmony !)

Commençons par la technologie.

A) Le sport 2.0 et l’invasion des Kaiju

Le manga Blitz évolue au Japon dans une espèce d’uchronie : Le Kasparov herculéen des années 90 fusionne avec le Kasparov aux cheveux sel de 2020. Le tout enrobé par le Web 2.0, les casques de Réalité Virtuelle et les Mega-Database VR.
Ainsi, la première scène ouvre sur l’affrontement Kasparov vs Kaiju 96, une machine d’échecs. Cette dernière n’a pas de bras articulé, mais est dirigée par un homme. La référence à Deep Blue est manifeste. Référence d’autant plus précise que le nom de l’engine « Kaiju » (« bête mystérieuse » en japonais) est associé à une année; « 1996 » correspondant au premier match de Kasparov contre la machine. Le match s’était soldé à l’époque par la victoire de l’Ogre de Bakou.
Ce clin d’œil à Deep Blue est congru puisqu’il évoque les prémices des affrontements homme-Kaiju (si je puis utiliser ce terme). Notons que dans le milieu échiquéen, les grands maîtres n’affrontent plus tellement les machines. Les « Kaiju » du présent n’ont plus rien à prouver. Ils dominent l’homme sur tous les aspects du jeu.

kaiju 96 vs Garry Kasparov

Fait remarquable : dans le manga, (je ne spoile que les 6 premières pages du livre) Kasparov remporte son premier match contre Kaiju 96 grâce à un crash de la machine. A l’ère du deep learning et de la guerre des engines, il s’agit réellement de la seule façon pour un homme de battre la machine. De nos jours, les hommes et les machines collaborent. Certains « kaiju » aident les hommes à percer les mystères échiquéens. La plupart des joueurs de compétition utilisent ces machines pour préparer leurs parties.
Ainsi, Alpha zéro (que l’on pourrait Appeler « Kaiju 0« ), pour ne citer que lui est parti de la connaissance zéro pour atteindre la connaissance oraculaire et ce, en jouant des millions de parties contre lui-même. C’est le principe du deep learning. Dans les mains d’un joueur d’échecs professionnel, des « Kaiju » comme Alpha zéro deviennent des armes de destruction massive qui changent jusqu’à la nature et la façon d’appréhender le jeu d’échecs. Mais nous digressons.

Le manga de Cédric Biscay est donc empreint de ces innovations technologiques, de l’informatique du XXIe siècle. Sujet cher à Kasparov. En effet, Garry n’est pas seulement lié à l’IBM des années 90. Il est sensibilisé à l’informatique, a été l’un des premiers champions du monde à utiliser l’outil informatique dans sa préparation et s’insurge, soit dit en passant contre les cyberattaques actuelles. Installé à New York depuis 2017, il est ambassadeur pour l’éditeur d’antivirus, Avast.

B) Démocratiser les échecs à travers la magie du shonen

Mais laissons de côté l’informatique et revenons-en à nos moutons (le manga). Blitz est construit sur un nekketsu. Une espèce de canevas sur lesquels sont échafaudés les mangas pour adolescents (shonen). Ainsi, des caractéristiques sont récurrentes : le héros est un jeune garçon qui veut réaliser une quête. Ses intentions honnêtes sont étayées par des capacités hors du commun, parfois empreintes de magie. Cet enfant va participer à un tournoi. Ces procédés narratifs ont fait le succès des plus gros titres (DBZ, Naruto…) et sont une valeur sûre, (lorsque le dessin tient la route) dans le domaine du manga. Vous allez me demander :

Y a-t-il de la magie dans le manga Blitz ?

Blitz manga échecs

Le héros n’est-il qu’un pousseur de bois plus doué que les autres ? A-t-il des super pouvoirs ? C’est là qu’intervient un concept décrit en fin d’ouvrage et inhérent au monde échiquéen : l’intuition.

C) Blitz et la magie de l’intuition aux échecs.

Cette thématique de l’intuition est fascinante. Je profite que Blitz soit axé autour de cette dernière pour réaliser un aparté la concernant. Tom sera « foudroyé » par l’intuition et cette dernière s’exprimera en lui.

Qu’est-ce que l’intuition ?

La postface de Blitz, consacre 5 pages sur l’intuition rédigées par Alexis Champion. Mais qui est ce « Champion » ? : Alexis Champion est doctorant en informatique spécialisé en intelligence artificielle et fondateur, directeur d’iRiS Intuition. Ce dernier, dans la postface, introduit et définit l’intuition. Il s’exprime de façon intelligible. Le jeune lecteur de shonen peut ainsi appréhender plus facilement ce concept délicat. Voici donc un copier coller de 5 pages (c’est bon pour mon référencement naturel ^^) expliquant ce qu’est l’intuition :

« L’Intuition
Nous aimerions tous avoir des super pouvoirs. Des capacités extraordinaires dignes des super héros les plus fantastiques. Nous pourrions par exemple percevoir plus vite et plus loin ; savoir les choses. Nous pourrions prendre les meilleures décisions, être plus créatifs pour trouver les meilleures solutions. Instantanément faire les bons gestes, ressentir la voie à suivre et emprunter le bon chemin. Ou même encore anticiper les pensées et les actions de nos amis et des autres personnes.

Ce serait tellement formidable d’être plus intelligents, plus présents) tout ce qui nous entoure, et de relever les défis que nous nous donnons dans la vie, même s’ils paraissent impossibles à réaliser au départ.

Et si c’était vrai ?

Et s’il nous était vraiment possible d’avoir ces capacités ?
[…]

Et toi ? Tu as probablement déjà eu des ressentis qui t’indiquaient que quelque chose se passait ou aller se passer Ou la sensation de voir ou de savoir, sans aucun indice te permettant de te dire d’où te vient cette connaissance.
A ce moment-là, tu sais que tu sais, mais tu ne sais pas comment tu le sais !
C’est la magie de l’intuition.

L’intuition peut être vue comme une certitude, une conviction, une évidence, qui peut prendre la forme d’une sensation, d’un ressenti. Elle peut aussi être comme une petite voix, une sorte de sagesse intérieure. Les créatifs parlent d’inspiration. Pour le scientifique, c’est l' »Eurêka ! » la révélation, l’éclair de génie. Pour le policier ou le journalisme, l’intuition c’est avoir du flair, faire appel à son instinct ou à son sixième sens…

L’intuition est parfois difficile à saisir on la découvre ; elle surprend par sa fulgurance et sa puissance. Et c’est ce qui étonne tant Tom quand ses capacités intuitives émergent et s’expriment soudainement en lui.

L’intuition est un mode de connaissance indépendant de la raison. Elle est donc par essence difficile à comprendre. Car l’intuition fournit une information pertinente d’emblée, sans trituration des méninges, sans calcul, sans recours à l’analyse ou la déduction. Nul besoin d’informations de départ ! Elle s’offre spontanément. Nul besoin d’un mode d’accès particulier au monde. Elle représente une forme de compréhension directe et spontanée : Il s’agit d’accéder à la connaissance qui provient de l’intérieur de nous.

[…]

L’intuition est une réalité qui est étudiée depuis plusieurs décennies par la science, et les chercheurs ont fait de nombreuses découvertes fascinantes. Bien des clés sont aujourd’hui connues pour prendre contact avec notre intuition, pour la développer, et l’utiliser. Cela signifie que chacun.e possède cette compétence, tout comme nous avons la capacité d’apprendre à jouer du piano, au tennis ou aux échecs.

Le mode intuitif est un processus qui se déroule en nous. Même si nous n’en avons pas conscience. Ce processus de perception se manifeste tout d’abord dans le corps, par des gestes réflexes ou automatiques. Ceux-ci génèrent à leur tour du ressentir. C’est le phénomène de pressentiment. Et ces pressentis peuvent à leur tour faire émerger à l’esprit des images ou des idées.

Pense une question que tu te poses, et qui te demande de faire un choix, ici et maintenant. Par exemple : « Est-il préférable pour moi de faire ceci (choix 1) ou cela (choix 2) ? »

Prends les deux possibilités que tu veux et qui correspondent à une de tes interrogations du moment. Puis, fais comme si tu allais dans la direction du choix 1 : imagine que le choix 1 se trouve devant toi, et que tu commences à aller vers lui.

Comment cela fait-il à l’intérieur de toi, dans ton corps ?
Comment est ton ressenti ?
Te sens-tu léger et porté vers l’avant , ou plutôt freiné et lourd ?
Suis maintenant la même démarche pour le choix 2.
Comment est ton ressenti quand tu fais comme si tu te mettais réellement en marche dans cette direction ?
Quelle est la direction vers laquelle ton corps t’emmène plus facilement ?
Vers quel choix ton cœur te porte-t-il ?
Comme le dit le vieux commerçant à Tom, il y a une harmonie parfaite entre le présent, le passé et le futur. A chacun.e de nous de nous mettre en chemin vers cette harmonie, et de partir à l’aventure, tout comme Tom avec lui. Partons à la découverte des capacités extraordinaires qui sont en nous et qui ne demandent qu’à vivre, pour nous apporter le meilleur de nous-même.

Ainsi, dans son explication, Alexis Champion présente l’intuition comme un mode de connaissance indépendant de la raison, fournissant une information pertinente sans effort. Une espèce de super pouvoir nous permettant d’avoir instantanément réponse à nos questions. Le grand maître autrichien, Valeri Beim a rédigé en 2012 un ouvrage « The Enigma of Chess Intuition. Can you mobilize hidden force in your chess? » qui peut être traduit par, L’Enigme de l’intuition aux échecs. Peut-on mobiliser nos forces cachées ?
Dans son ouvrage, Beim prend pour exemple : Mikhaïl Botvinnik, considéré comme le père de l’école soviétique. L’approche de Botvinnik, basée sur une compréhension positionnelle très poussée est davantage liée à l’intuition qu’à la force de calcul brute. La compréhension des caractéristiques d’une position peut, dans certaines situations être plus utile que le calcul de variations. Les annotations innombrables de Botvinnik et l’étude approfondie de ses parties ont indéniablement nourri l’intuition de générations de joueurs. Certains joueurs comme Smyslov (surtout en vieillissant) préconisent l’intuition. Ainsi, lorsque des joueurs tels que Kortchnoi ou MVL s’évertuent à calculer plusieurs lignes de variantes de façon précise, froide et méthodique, d’autres tels que Smyslov se mettent en pilote automatique. Mais il n’est pas dit que les calculateurs, n’utilisent pas l’intuition, au contraire !
Paradoxalement, le maître incontesté de l’intuition s’avère être Michael Tal. Ses sacrifices souvent douteux, mais létaux (je ne parle pas de maroczy) étaient sa marque de fabrique. Ce dernier ne calculait pas concrètement les variantes, mais jouait plutôt, instinctivement. En d’autres termes, par intuition ! Et ce de façon redoutable.
Cependant, une question me taraude. Il est précisé dans l’explication d’Alexis, que l’intuition fournit une information pertinence d’emblée, […] sans recours à l’analyse ou la déduction. Or, l’analyse positionnelle est une analyse en soi. Peut-être que l’intériorisation totale de concepts échiquéens, de chunks, rend cette analyse immédiate et inconsciente. Il s’agirait d’un apprentissage colossal en amont qui se manifesterait en aval par des espèces de réflexes conditionnés. Je vois une colonne ouverte, j’y place une Tour. Rook on the open file dirait Fritz ! Pour l’ancien champion du monde Viswanathan Anand, « l’intuition, c’est le premier coup que je voie dans une position« . A l’instar d’un jeu en blitz, lorsque les joueurs jouent à tempo. Le blitz serait intrinsèquement lié à ce concept d’intuition. D’où peut-être, le titre du manga : Blitz ?

D) La magie de l’Harmony

Après avoir traité de l’intuition, une autre notion soulevée dans Blitz m’apparaît également fondamentale : L’harmonie. Concept incarné par Harmony, la muse de Tom.
En effet, Harmony porte un nom intéressant pour une joueuse d’échecs. Ce concept d’harmonie aux échecs est primordial. La meilleure joueuse américaine : Irina Krush définit l’harmonie comme l’une des 3 clés fondamentales aux échecs, avec le temps et l’espace. L’harmonie selon miss Krush est plus importante que le matériel (considéré comme l’un des éléments clés). Mais que devient le matériel si l’harmonie prend sa place ? Le concept de matériel selon Irina est fusionné avec celui d’espace. En effet, si vous capturez une pièce ennemie, vous détruisez l’influence et l’espace qu’elle exerçait sur le plateau. Une vidéo d’une heure en anglais intitulée What are the 3 keys of chess? traite de ce principe.

Pour résumer, l’harmonie concerne les pièces, la sécurité du Roi, les secteurs précis du plateau sur lesquels les pièces influent, la collaboration ou non des pièces ensemble, l’effort d’un joueur pour empêcher les pièces ennemies de bien travailler, etc.
Pour Irina le concept d’Harmonie dépasse le temps et l’espace car il est possible d’avoir moins d’espace, le trait en moins (temps), mais quand même gagner grâce à l’Harmonie. Malheureusement, la vidéo ci-dessus présente essentiellement le concept de temps, bien qu’associé à celui d’harmonie.

Mais pour le plaisir des yeux, voici une partie commentée extraite de la vidéo d’Irina Krush que j’ai traduite en français. Pgn récupéré sur une megadatabase (mais sans la VR). Le Magicien de Riga (Tal) affronte (avec les pièces blanches) le Bulgare Georgi Tringov (qui joue les Noirs). La partie se déroule à Amsterdam en 1964. Tal gambit un pion pour gagner en initiative. Grâce à ses pièces mieux développées et parfaitement harmonisées, le magicien va miniaturiser en 17 coups le triple champion de Bulgarie. Le très respectable Georgi Pev Tringov va se faire rouler dessus…. Oui, c’est une miniature :)

Ainsi, Tal, en dominant son adversaire sur les trois points fondamentaux du jeu d’échecs : Temps, Espace et Harmonie (cette dernière notion remplace le « Matériel » appelé également « Force ») a quasiment fait passer le meilleur joueur bulgare pour un débutant. Malheureusement, la vidéo d’Irina Krush s’arrête au chapitre 1 : « Time ». La partie qui développe en profondeur l’Harmonie est payante. Comme l’a expliqué Irina en introduction, l’harmonie concerne les pièces, la sécurité du Roi, les secteurs précis du plateau sur lesquels les pièces influent, la collaboration ou non des pièces ensemble, l’effort d’un joueur pour empêcher les pièces ennemies de bien travailler, etc. Bref, des éléments qui se retrouvent dans la partie de Mikhail Tal (il n’est pas possible de faire l’impasse sur l’un des trois aspects du jeu). Le concept d’espace est également très présent, les Blancs dominant complètement le centre avec un pion « e » très mobile qui menace sans cesse de déloger le Cavalier f6 via e5.
Quoi qu’il en soit, Harmony ne joue pas contre Tom dans le premier opus de Blitz, la magie de l’harmonie aux échecs demeurera encore (un peu) un secret pour nous. Affaire à suivre donc.

Pour aller plus loin avec le concept d’harmonie, voici les mots clés des cours que propose Irina Krush (si quelqu’un veut les louer et me prêter son compte, quil me contacte via FB. Je les traduirai, posterai les diagrammes et rédigerai un article sur l’harmonie aux échecs).
– KrushMethod_Ch6-Harmony_Staying_Flexible
– KrushMethod_Ch7-Harmony_Improving_Your_Pieces
– KrushMethod_Ch8-Creating_Harmony
le lien viméo : https://vimeo.com/ondemand/154919/233771449?autoplay=1

Et pour les anglophones, voici une vidéo intégrale cette fois présentée par Valeri Lilov qui reprend les 3 éléments : Temps, Espace et Harmonie :

Pour conclure, Blitz s’impose comme un manga didactique, ayant la « prétention-humble » de démocratiser le jeu d’échecs. Cependant, ce dernier n’est pas tombé dans la facilité. Axé autour des concepts fascinants d’Intuition et d’Harmonie, Blitz évite l’écueil du « manga tutoriel ». Il séduira le néophyte comme le joueur chevronné. Ainsi, ne sont pas évoquées, la marche des pièces et les règles de base. Ces dernières auraient agacé les joueurs d’échecs sachant jouer. Si parmi les lecteurs, des béotiens curieux désirent aller plus loin, alors les auteurs du manga auront réussi leur pari. Selon son tempérament et son appétence aux jeux de l’esprit, le lecteur curieux, prendra la fuite ou s’aguerrira. A l’instar de Tom, déterminé à percer les mystères échiquéens et renverser des monarques, pour envoûter sa Dame.

17/02/2020
By PousseurdeBois AKA Jérôme Forest


Blitz Le Jeu (application)

Edit du 30/03/2020 : Shibuya Productions m’informe ce 30 mars qu’elle offre une version bêta de son jeu Blitz sur android et Iphone. J’ai testé. Le graphisme est agréable. Pour l’instant, l’application est au plus simple, pas de premove, de classement élo, de choix du temps etc. Vous déverrouillez des cartes illustrées en gagnant des parties.

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